22 mai 2006

Marketing & ratures

Depuis plusieurs mois que je me balade avec assiduité devant la mer aux reflets pas clairs, je rencontre régulièrement une dame d’un âge certain avec qui j’ai plaisir à discuter. ll s’agit encore une fois d’un personnage étonnant et haut en couleurs, au vécu fascinant et aux idées bien aiguisées. Ce qui m’étonne le plus dans cette rencontre de la rive d’en face et des échanges hebdomadaires qui en découlent est de voir combien nos idéaux se nourrissent à la même source pour se jeter dans des océans totalement opposés.Pour l’exemple, elle répète souvent avec un sourire indulgent qu’il y a des gens très bien à gauche. A quoi je réponds toujours “Mais il y a des gens très bien partout, pour peu qu’on se prenne la peine de les voir. ” Elle croit aussi comme moi à la diversité mais plus en terme de mondialisme économique qu’en terme d’humanité.

Cette dualité touche aussi nos goûts littéraires. Nous aimons toutes les deux la science-fiction et le fantastique, mais c’est l’argument marketing/mode qui la fera se tourner vers une oeuvre plutôt qu’une autre, alors que mon retard en matière de “ce qu’il faut lire en ce moment pour être à la mode” n’est foutrement plus à prouver au profit de ma boulimie de mondes à rêves et cauchemars.En clandestines discrêtes, nous échangeons tout de même romans et revues sous le manteau, et grâce à elle, j’ai pu lire la fraîcheur du Geisha d’Arthur Golden contre le Tome 2 de la revue Fiction (prochaine étape, l’abonnement, motivée je suis !)

Jusqu’à ce que vienne l’inévitable question d’actualité :“Avez-vous lu le Da Vinci Code ?- Euh non… D’après ce que j’ai pu comprendre, ça m’a l’air d’être un fieffé tissu de conneries présentées comme vérités indiscutables… Ça m’a l’air terriblement marketing…- Mais ma chère, tout est marketing de nos jours ! Ah, ne vous inquiétez pas, je vous le prêterai, je suis sûre que cela vous plaira !”

Diantre, voilà comment mes illusions quant à la finalité de la littérature ont volé en éclats. Cette révélation m’a tellement choquée que ma nuit en fut bouleversée et vit apparaître dans son paysage onirique un Benjamin Castaldi (!) brun et gominé venu m’interviewer comme dernier auteur à la mode, moi qui n’ai jamais rien écrit d’autre qu’un blog et quelques traductions.

Nous étions dans un mobil-home gris américain pour une émission de radio où j’étais conviée en même temps qu’une dame bouffie et très vulgaire, baguée de rubis à chaque doigt. Je ne comprenais pas trop ce que je foutais là ni mon rapport avec cette dame, qui conversait colonialisme positif en agitant ses doigts boudinés. De temps en temps, elle m’adressait un condescendant “Avez votre vécu, vous devriez comprendre ça, vous !” J’allais ouvrir la bouche pour dire qu’il s’agissait sans doute d’une erreur, que je n’ai jamais rien écrit quand je m’aperçus que j’en étais incapable : mes dents se déchaussaient et branlaient dans mes gencives, rendant la moindre phrase impossible. Benjamin se tournait alors vers moi, me demandant si cela n’avait pas été trop dur d’ajouter autant de réel dans mon fantastique, une chose qui semblait lui paraître comme totalement nouvelle et “incroyablement marketing”. De plus en plus gênée, je m’efforçais de lui rétorquer que non, je n’avais rien écrit, qu’il se trompait de personne et encore plus sur ce qu’il pensait d’innovant dans une oeuvre qui n’avait même pas été écrite… Mais rien à faire, à chaque mot que je tentais d’articuler, mes dents se déchaussaient un peu plus, au point de craindre de les cracher sur la table aseptisée et de “faire désordre”.Je pensais vaguement que Jean Ray était tout de même gonflé de me mettre dans une merde pareille quand la dame bouffie se mit alors à m’agiter un doigt menaçant sous le nez en hurlant “Tout est marketing ! Si vous n’avez pas compris ça alors vous allez droit dans le mur !”.Mortifiée, je sortais du mobil-home pour respirer l’air pur et regarder les pommiers en fleurs, en me disant “Ça au moins, ce n’est pas marketing…”

Sakurazuka No Maboroshi
Traductrice